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Le cinéaste mexicain Alfonso Cuarón a remporté deux prix – celui du meilleur film étranger et celui du meilleur réalisateur – pour son film Roma, lors de la 76 ème édition de Golden Globes. À juste titre, il a été encensé, tant pour ses prouesses techniques que pour la force des histoires que nous raconte Roma sur la vie quotidienne au Mexique durant les années 70.
Cependant, ce film aborde d’autres sujets plus subtils, mais tout aussi importants, qui semblent avoir largement échappé aux critiques jusqu’à maintenant.
Deux de ces sujets décrivent le contexte politique au Mexique au début des années 70 et les conditions de vie qui touchent les employés domestiques de cette époque jusqu’à nos jours. Le personnage principal du film, la domestique Cleo (interprété par Yalitza Aparicio) se base sur la vie de Liboria Rodriguez (aussi connue sous le nom de Libo) qui travaillait comme domestique dans la famille du cinéaste lorsqu’il était enfant.
Qui étaient Los Halcones?
Alfonson Cuarón situe les personnages de Roma au milieu d’événements historiques majeurs : la lutte d’une partie de la population favorable au progrès social et opposée à un régime politique autoritaire qui utilisait toutes sortes de moyens pour maintenir les privilèges de ses élites.
Le personnage de Firmin, le petit ami de Cleo dans le film (interprété par Jorge Antonio Guerrero) incarne un des moyens utilisés : il appartient à la milice paramilitaire Los Halcones (Les Faucons).
Des documents déclassifiés du gouvernement des États-Unis, ainsi que des sources diverses nous ont appris que des représentants haut placés du gouvernement mexicain ont secrètement organisé, financé, armé et entraîné plusieurs groupes, incluant Los Halcones, dans le but d’écraser les mouvements de protestation dans les années 60-70.
Les Halcones étaient constitués de près de 2000 jeunes, âgés de 18 à 29 ans répartis en escouades de 200 membres environ chacune.
Ces escouades étaient dirigées par des étudiants universitaires issus de la classe moyenne rémunérés sous forme d’études payées, d’allocations hebdomadaires et de la promesse d’un avenir brillant au sein du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI).
Quant aux attaquants et tueurs à gages, on les recrutait au sein de bandes criminelles, de la classe ouvrière et des chômeurs. Ils recevaient la moitié de ce que l’on donnait aux dirigeants d’escouades.
Les Halcones étaient également entraînés par des militaires mexicains et du personnel policierqui, grâce à des subventions de US Aid, avait auparavant été formé à l’Académie de Police à Washington.
Une attaque envers la démocratie mexicaine
Le 10 juin 1971, 10 000 manifestants environ, étudiants pour la plupart, ont manifesté pour exiger l’amélioration de la démocratie ainsi que des conditions socio-économiques au Mexique.
Dans Roma, Cleo et d‘autres, en chemin vers un magasin de meubles, croisent les manifestants. Ils croisent également, illustrant la réalité de l’époque, une longue rangée de véhicules anti-émeutes, et des policiers au repos, tandis que les Halcones attendent patiemment au coin de la rue.
Armés de bâtons et de fusils M1 et M2, les Halcones s’attaquent aux manifestants déclenchant le second événement le plus meurtrier du Mexique moderne (el Haconazo), dépassé en ampleur uniquement par lemassacre de Tlatelolco en octobre 1968.
On estime que 120 personnes y ont perdu la vie et que des centaines d’autres ont été blessées, parmi elles des enfants, femmes et vieillards. Bien que l’armée et la police aient été au courant avant les faits de l’attaque qui se préparait, ils ne sont pas intervenus.
Machisme et violence
Fermín appartient au groupe de deuxième plan des Halcones. À l’hôtel, Il se confie à Cleo: « Je dois ma vie aux arts martiaux (aux Halcones). Tu sais, j’ai grandi sans rien! »
Faisant écho à la réalité de la jeunesse Halcones, Fermin a bénéficié d’une certaine ascension sociale, en échange de sa participation à des atrocités.
La loyauté de ces jeunes aux Halcones et leur décisions corrompues passent donc par des aspirations de classe, de l’idéologie et de la violence.
La violence de Los Halcones s’exprime également dans les rapports homme-femme. On en voit l’illustration dans Roma alors que Fermín nie sa paternité et menace de battre Cleo et leur futur bébé si elle continue de le poursuivre.
Cette scène s’achève sur une insulte hurlée par Fermín qui traite Cleo de « gata », insulte normalement utilisée par les classes supérieures envers leurs domestiques ayant pour but de souligner leur statut d’inférieur, alors que Fermín lui-même en est issu.
Le statut des domestiques au Mexique
Un second élément qui n’a pas été approfondi a trait aux conditions historiques du travail domestique.
Il y avait en juin 2018 2,2 millions de travailleurs domestiques au Mexique, dont 95 pour cent sont de femmes, jeunes ou d’âge moyen pour la plupart (parfois même des enfants).
En 2010, 58 pour cent des femmes indigènes vivant dans la région de Monterrey, au nord du Mexique, travaillaient comme domestiques. Beaucoup d’entre elles sont des migrantes venues de la campagne à la ville. Selon ce qu’affirme Séverine Durin, chercheuse en migrations, il y a une forte corrélation entre travail domestique et ethnie.
Ce n’est donc pas une coïncidence si l’ancienne nounou de Cuarón et les personnages de Cleo et Adela dans Roma sont de (jeunes) femmes indigènes.
Des conditions de travail désavantageuses
Les lois mexicaines ne proposent pas aux travailleurs domestiques les mêmes droits et avantages accordés aux autres travailleurs. Sans vacances, ni congés de maladie, ils peuvent aussi être renvoyés à tout moment sans préavis.
Ce n’est qu’en décembre 2018 que la Cour suprême mexicaine a jugé inconstitutionnel le refus des employeurs de donner aux travailleurs domestiques l’accès à la sécurité sociale, c’est à dire essentiellement aux soins de santé publique.
Les domestiques se trouvent fréquemment confrontés à de bas salaires, des horaires de travail trop longs et à l’absence de vacances. Certains sont aussi soumis à l’humiliation, aux mauvais traitements en plus d’être victimes de discrimination dans l’usage de leur langue d’origine, le port de leurs vêtements traditionnels, leurs pratiques coutumières, et leurs traits physiques.
D’autres encore se sont retrouvées enfermées contre leur gré ou ont dû subir des agressions sexuelles de la part des hommes de la famille ou de leurs adolescents. Et pourtant, on attend d’elles des remerciements car après tout elles ont bien de la chance d’occuper un emploi!
Une femme sur dix seulement porte plainte contre son employeur.
Les domestiques qui sont aussi mères se retrouvent dans l’obligation de trouver des solutions complexes pour prendre soin de de leurs enfants, ce qui implique de nombreuses séparations prolongées alors qu’elles doivent s’occuper des enfants des autres. Leur sollicitude et leur affection sont non seulement exploitées, mais disloquées.
Pas vraiment un membre de la famille
Certains employeurs considèrent que leurs domestiques font « partie de la famille ». Mais l’inégalité du pouvoir, les différences de classe, la discrimination et le racisme font en sorte que cela n’est pas vraiment le cas.
Cuarón souligne qu’il a été obligé de reconnaître des décennies plus tard, et seulement après avoir commencé son travail sur Roma, que Libo était avant tout une femme avant d’être une femme autochtone. Et comprendre qu’elle « vivait dans un univers de besoins affectifs, de désir sexuel », appartenant « au groupe des dépossédés, un univers d’injustice ».
Dans Roma, les membres de la famille ignorent tout de la vie sociale et personnelle de leur employée.
Quand Cleo est emmenée en salle d’accouchement, une infirmière demande à la grand-mère, Teresa, quel est son deuxième nom de famille, sa date de naissance, et si elle a des assurances. Mais Teresa est incapable de répondre à ces questions.
Cleo ramasse les déjections du chien, nourrit la famille, prépare les enfants pour partir à l’école, les met au lit, lave et repasse tout le linge et nettoie la maison. Et pourtant, la grand-mère ignore tout d’elle malgré qu’elles vivent sous le « même toit » (habituellement, les domestiques dorment et même mangent séparément).
Cleo fait partie « de la famille », sauf qu’elle n’en fait pas partie.
La violence au quotidien
Globalement, Roma entremêle plusieurs histoires qui, avec subtilité, révèlent plusieurs formes de violence: la pauvreté, l’exclusion sociale, et la violence d’un sexe envers l’autre pratiquée par un genre masculin sexiste et misogyne.
D’ailleurs, le travail silencieux et incessant des domestiques, qui occupe l’écran pendant plus de la moitié du film, dissimule les inégalités de pouvoir attribuables à la classe, au genre, à l’âge, à l’ethnie, la race et au fossé qui sépare la ville de la campagne.
C’est à la confluence de ces facteurs que l’on doit le maintien de ces travailleuses domestiques, femmes indigènes pour la plupart, dans des rôles subalternes. On les suppose « membres » d’une famille… dont elles ne font pas vraiment partie, et ce ni au Mexique, ni au Canada, ni nulle part dans le monde.
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Alejandro Hernandez, Instructor and PhD candidate in Sociology and Political Economy, Carleton University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.