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Pourquoi il faut « réensauvager » les monuments historiques

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L’archéologie, comme l’histoire de l’architecture, permet de considérer autrement les restaurations de monuments médiévaux en Europe, au Proche-Orient, mais aussi au Cambodge. Entreprises depuis le milieu du XIXe siècle, ces dernières sont encore le gage de mises en valeur jugées indispensables, d’accès facilités, d’une large ouverture au public, d’explications adaptées, de technologies innovantes (réalité augmentée) et de pérennité des œuvres.

Toutefois, en dépit des chartes internationales sur la conservation, la restauration des monuments et celle des sites de l’Unesco, accompagnées de ses protocoles précis (Chartes d’Athènes en 1931, de Venise en 1964 et de Cracovie en 2000, les pratiques actuelles se révèlent aussi interventionnistes que par le passé, dont on a pourtant dénoncé les errances, en faussant fortement notre vision des monuments.

Restaurations lourdes

Tout au long du XIXe siècle, les architectes restaurent lourdement, reconstituent sans se soucier des réalités archéologiques, imposent progressivement une définition exemplaire régularisée, nettoyée de tout ce qui gêne à la constitution d’un corpus de monuments nationaux insérés dans des quartiers correspondant aux nouvelles définitions hygiéniques.

D’anciens quartiers sont détruits, des populations sont déplacées et des architectures aux allures disparates sont débarrassées d’adjonctions plus tardives. Un édifice roman verra ainsi ses modifications gothiques disparaître ; un édifice gothique verra ses témoins architecturaux romans remis en cause. Tout est redressé et régularisé pour correspondre à la définition académique souhaitée. L’authenticité, alors très affaiblie, est parfois débattue, mais rarement combattue (Ruskin, Morris), face à la fièvre restauratrice qui s’empare des pays européens. Les deux conflits mondiaux confirment et accentuent ces visions par les nécessités de la reconstruction.

Or, en dépit d’avertissements clairvoyants, la restauration s’impose dans l’esprit des décideurs, comme dans les politiques de collectivités marquées par la pression de l’économie touristique et la marchandisation de la culture. L’examen précis des édifices restaurés se révèle moins édifiant et peu convaincant. Outre le fait que de nombreuses reconstitutions volontaires et hasardeuses aient été réalisées, par exemple à Paris, Pierrefonds, Carcassonne, Clermont-Ferrand, Berlin, ou Varsovie, plusieurs faits sont à appréhender.

Chaque restauration fait appel à des matériaux exogènes, tels que de nouvelles pierres (même proches du matériau d’origine), des résines et silicones, des ciments, tous inadaptés au lent vieillissement de maçonneries ou d’ensembles sculptés. Des altérations ou marques d’érosion, indépendantes du problème de la stabilité des édifices, ont fait l’objet d’interventions systématiques. En moyenne, pour d’importants monuments français (Auvergne, Poitou, Val-de-Loire, Picardie, Alsace…), ou européens (Allemagne, Belgique, Angleterre), 20 à 30 % des pierres ont été remplacées, parfois plus. Cela soulève ainsi la question de l’authenticité des monuments présentés comme médiévaux et celle d’interventions aux effets contre-productifs. Un matériau jeune interagit mal avec l’ancien en étanchéifiant et en modifiant les flux de l’eau dans les murs. Cela se fait presque toujours au détriment de l’ancien. L’accroissement de la vitesse de l’érosion en est le résultat qui appelle alors à d’autres interventions augmentées et plus rapprochées.

L’effet esthétique des parements bariolés, en habit d’Arlequin, mêlant le neuf à l’ancien, conduit au nettoyage par sablage, eau sous pression et – plus récemment – gommage et tamponnage. Cependant, toutes ces interventions, qui blanchissent les murs, altèrent elles-mêmes les surfaces anciennes. Le calcin, les patines, présents depuis cinq à neuf siècles sur les monuments du Moyen Âge, disparaissent comme manteau protégeant des agents climatiques habituels : grêle, neige, gel, pluie ; fort ensoleillement, écarts de températures.

Moutier-d’Ahun (Creuse), façade de l’abbatiale, XVᵉ siècle ; le couvert végétal (mousses et lichens) protège les sculptures de ce granit fragile.
B. Phalip, Author provided

Disparition du couvert bactérien

Ensuite, les restaurations et nettoyages successifs touchent au vivant et contribuent à la disparition du couvert bactérien, pourtant présent au bout de 9 à 15 mois sur les murs, comme à celle des lichens qui croissent au bout de quelques années et celle des mousses qui viennent peupler ensuite quelques emplacements. En revanche, les micro-algues et moisissures nourries par les polluants agricoles (phosphates, nitrates) ne tardent pas à réinvestir et verdir les monuments à peine nettoyés (Bretagne). Cette végétation, dite « inférieure », est considérée comme nuisible par les restaurateurs, alors même que des publications, en langue anglaise principalement, insistent sur l’aspect protection. Ce couvert végétal, allié au calcin et à la patine, protège le mur des agressions climatiques. Mal considérées, pour des raisons « esthétiques », ce que les restaurateurs nomment des salissures sont traitées aux biocides et brossées. De vieux organismes très modérément gourmands, présents depuis des siècles, disparaissent ainsi au profit, quelques années après, de jeunes organismes en pleine croissance et voraces. L’édifice est alors dénudé et fragilisé, mais aussi brutalisé par les différentes étapes restauratrices.

En plus de la végétation, les insectes, petits rongeurs et oiseaux sont également considérés comme nuisibles. L’exemple du pigeon est alors brandi comme un coupable idéal. Mais qui viendrait déloger d’un monument les nids de cigognes en Alsace, Roumanie ou en Israël ; ceux de martinets ou d’hirondelles, ici ou ailleurs ? Combien d’espèces protégées peuplent les élévations d’églises, de châteaux ou de maisons ?

Saint-Nicolas-de-Port (Meurthe-et-Moselle), nid de cigognes installé sur des pinacles.
B. Phalip, Author provided

Le temps long du vieillissement

Le fait est que nos monuments restaurés sont minéralisés, placés hors du temps long de leur lent vieillissement. Le lierre, l’arbre, la forêt, la fougère même, sont les ennemis à combattre à Angkor Vat au Cambodge, ou sur les sites français. Quoi qu’affirment leurs détracteurs, favorables au dégagement des sites et des monuments (Angkor Vat), la canopée, le végétal tamponnent les températures et les précipitations en créant une cloche protectrice peuplée.

Nous serions alors contraints de nous enfermer dans les seuls dilemmes de la blancheur immaculée ou de la crasse, de la brutale et immédiate pasteurisation ou de l’érosion lente, du monument intégré dans le marché du tourisme ou du monument dont la ruine contenue est romantique, chargée de littérature et de poésie.

Angkor (site de Ta Prom), temple en grès dont les murs sont totalement recouverts de biofilm protecteur ; le site est partiellement conservé sous forêt.
B. Phalip, Author provided

Face à d’illégitimes restaurations pour les sites urbains comme ruraux, il apparaît d’abord nécessaire de ne pas ajouter de polluants (résines, biocides, consolidants, produits hydrofuges…) aux pollutions et de concevoir un édifice dont la végétation contrôlée (soft capping) permettrait de réensauvager des sites brutalisés depuis un siècle et demi à la suite de la Révolution industrielle. Sur la base d’une série d’enquêtes menées depuis une dizaine d’années, les conclusions vont aussi à la proposition d’interventions plus respectueuses et minimalistes, au respect du biofilm et de la biologie du monument « réensauvagé ».

La vision dramatisée visant à présenter les monuments en danger sur du court terme ne peut être validée. L’évaluation doit être menée en considérant le long terme et mieux reconnaître l’apport de pratiques artisanales d’un chantier lent visant à la conservation d’un édifice entretenu et non celles souvent mécanisées d’un chantier de restauration transformé en annexe de laboratoire pour des produits et pratiques inadaptés aux maçonneries anciennes.



Bruno Phalip, Professeur d’Histoire de l’Art et d’Archéologie du Moyen Âge, Université Clermont Auvergne (UCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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